Trois tours de clé - 1/3

Publié le par Grantaire

Premier tour

Hier soir, étant sur le point d'aller au lit, je réalisai soudain que j'étais dans un état fort singulier. Tout d'abord je me crus malade mais, à mesure que je m'examinais, je ne décelais pas les symptômes d’une fièvre ordinaire ; j'étais plus lucide que jamais auparavant et pourtant mon corps fébrile se dérobait, mes membres tremblaient comme accusant un effort aussi prompt que brutal. Pourtant, de tout le jour je n'avais point quitté mon bureau. On aurait dit que, subitement et dans leur intégralité, les énergies vitales avaient afflué jusqu'en mon cerveau et, dès lors, submergeait mon esprit. Malgré tout, une fois allongé, cet état ne me causa plus qu'un grand agrément. Tandis que s'estompait la conscience de ma propre masse, je me trouvais en quelque sorte libéré du champ terrestre et mon esprit voltigeait tout à fait idéalement et non pas entraîné par l'aile morbide de l'opium. Instant de délice pendant lequel j'entrevis pour de bon un univers entier de possibles existences.

Le réveil survint au milieu de la nuit comme un déchirement sombre et je sentis s'ouvrir en moi un gouffre d'amertume. Quelques minutes je restais assis, sans bouger, le front en nage et l’œil fixé sur mes draps. Des mots semblaient flotter près de moi dans la pénombre, blême accusation : tu as dormi. Que serait-il advenu si j’avais usé, pendant ces quelques heures, de la prodigieuse et étrange acuité qui avait précédé mon sommeil ? N'avais-je pas là une occasion spéciale, quasi-miraculeuse, de concevoir l'édifice spirituel que je rêvais secrètement d'accomplir et dont les fondations éparses attendaient trop sagement sous le pli de mon front ? Hélas !

Pourtant de ma cérébrale effervescence persistait la lueur nouvelle d'une intuition : je savais à présent où conduire mes recherches car j'avais aperçu dans ma vision le point qu'il me faudrait atteindre. Un peu à la manière d’un sage de l’ancien temps, je songeai, avec reconnaissance, que le Seigneur compatissant avait soufflé en moi ce maigre flambeau dans l’horizon sans bornes des idées. Cette réflexion, quoiqu’étrange de nos jours, me raffermit, elle soulagea ma peine qui s'évanouissait déjà comme un souvenir.

Car, sur l'intime palimpseste, s'inscrivait déjà l'action d'un second tour.

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