Une Heureuse Inquiétude
J’étais un clandestin sur ton navire, o Nuit !
Mais mon espoir gonfla le foc et la grand voile
Et nous voguions ainsi loin du port et du bruit,
Suivant la direction de notre bonne étoile.
Sur le pont vermoulu, je m’étais allongé,
Les jambes de travers ainsi qu’un marin ivre
Et l’onde caressait ma joue. J’aimais songer
A ce lieu chimérique où j’aurais voulu vivre,
Cette terre discrète où passent des bergers,
Où au pied de la ruine a prospéré l’ortie,
Où le temple se fond au milieu des vergers,
Luxuriante contrée que l’on nomme Arcadie !
Là, donc, est l’Âge d’or où l’homme est en repos
Comblé du seul bonheur de sa noble existence :
A l’aube, guilleret, il souffle en son pipeau,
Le soir, aucun remord ne trouble sa conscience.
J’étais un clandestin car je ne dormais pas :
Malgré ta paix, o Nuit, malgré la plénitude
Que m'inspiraient les flots qui murmurent tout bas,
Mon âme était pétrie d'une heureuse inquiétude.
Car si mon coeur a fui les troubles des cités
Ces babels, ces folies, cette orgie que l’on fête
Et ces rires cruels narguant les déités
Dans ma chair il demeure une sourde tempête !