Trois tours de clé 3/3

Publié le par Grantaire

Vincent van Gogh, La nuit étoilée, 1888

Vincent van Gogh, La nuit étoilée, 1888

"Il faudrait", me dit un soir Emelin, au terme d'une discussion éminemment politique, – C'était à l'occasion d'une de ses longues soirées d'hiver, près de Lille, à l'époque où nous partagions une colocation à la résidence de notre école ; mon ami s'était soudainement levé de son fauteuil et avait longuement scruté le foyer rougeâtre, comme suspendu dans un rêve,  sa main gauche demeurant plaquée le long de son corps avec une martiale rigidité et l'autre main agitant par instant sa pipe, ce qui trahissait sa singulière agitation, et sa fine silhouette à demi-éclairée se découpant immobile sur le mur baigné dans la clarté bleue, presque surnaturelle, de la rue – " Il faudrait un troisième tour". 

Plusieurs fois les jours suivants, je pensais à cela, c'est-à-dire au fait que, de toute évidence, j'étais de plus en plus intimement convaincu que mon ami disait vrai et qu'en somme il fallait bien qu'il y eut un troisième tour. Ne serait-ce que du point de vue de la forme logique, il était irréfutable, en effet, que s'il y avait bien eu les deux premiers tours, alors nécessairement il y en aurait un troisième. Encore fallait-il savoir le genre de tour que serait ce troisième ! Selon quel mode, d'abord ? Et avec quelle matière ? Les deux précédents tours n'avaient-ils pas été au fond un échec ? Fallait-il finir ainsi parce que la forme seule l'exigeait ? Cela avait-il seulement du sens ? Il me vint alors cette phrase curieuse : le sens ne vient toujours qu'après, ce que nous faisons n'a pas de sens.

Plus je réfléchissais et moins j'étais en mesure d'expliquer à moi-même comment avait jailli cette idée saugrenue et plus m'échappait ce qui constituait la clé finale de ce tour. Il y avait bien à l'origine de tout cela une nouvelle de Henry James – un certain style d'écriture, donc – mais l'idée, l'idée elle-même avait fait son cheminement propre, loin de son origine. Il y avait aussi le temps de la classe préparatoire, ce temps du non-temps, sans jeu et sans relâche, qui passait en moi et malgré moi, et qui faisait de cette vie un grand songe, une errance souffrante. Car il y avait en creux de ce songe cette division interne, irrésolue, déchirante dans mon âme, ce combat du mécanique et du vivant, de l'os et du poumon, de la forme se conservant avec une discipline retenue et la spirale folle, dispersant ses bras de matière dans l'horizon sans limites. Il y avait aussi ce repli en soi, dans le havre de mon intimité qui seule échappait à la morosité quotidienne mais qui bien vite, hélas, se révélait solitude plus terrible, car intimité exsangue et rétractée, privée de son ressort et de ses relations, exténuée par une volonté sans souffle, asséchée par un orgueil sans avenir. En y réfléchissant encore, peut-être ce tour avait-il été un subterfuge désespéré de mon imagination, un échappatoire complexe, une illusion effective pour guérir ma soif inextinguible ? Ce tour astucieux ne consistait-il pas à perdre du temps, à le laisser fuir et s'échapper, pour enfin qu'il vienne à moi et comble ainsi mon être ? Et dans ce temps, trouver – qui sait ?  – un Dieu. Car Dieu occupait déjà une place toute spéciale dans ce tour. Il en était le centre, certes, mais le centre encore incompris, encore insignifiant – la grande illusion du Grand Illusionniste – et il m'a fallu un troisième tour pour comprendre non pas qui ce qu'il est aujourd'hui mais ce qu'il avait été pour moi hier, lors des deux précédents, non comme illusion mais comme impulsion réelle. Car on ne comprend jamais le sens du tour où nous sommes engagés, on ne comprend que plus tard le tour que nous avons accompli, quand la fatigue et l'effort, nous en livre dans la mémoire un bout de son secret.

Il était beaucoup trop tard. Emelin avait saisi sa tasse et l'avait posé dans l'évier. Tous deux, nous avions accepté dans un tacite et serein accord que la vaisselle était remise au lendemain. 

Ainsi est le troisième tour. Tout reste à se faire. 

 

 

 

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